Ils prirent la
283 en direction du nord. Ils ne roulaient que depuis deux heures et demie quand des nuages d’orage commencèrent à grossir à l’ouest. Presque tout de suite, il se mit à pleuvoir des cordes. Nick ne pouvait entendre les coups de tonnerre, mais il voyait les éclairs zébrer le ciel sous les nuages noirs. La lumière était si forte qu’elle lui faisait cligner les yeux. Alors qu’ils approchaient de Rosston, où Nick voulait prendre la 64 en direction de l’est, la pluie cessa tout à coup et le ciel prit une étrange couleur jaunâtre. Le vent, qui soufflait de plus en plus fort de la gauche, tomba d’un seul coup. Nick commençait à se sentir extrêmement nerveux sans savoir pourquoi. Personne ne lui avait dit que l’un des rares instincts que l’homme partage encore avec les animaux inférieurs est précisément cette réaction à une chute brutale de la pression barométrique.
Tom le tirait frénétiquement par la manche. Nick regarda de son côté. Tom était livide. Il faisait des yeux gros comme des soucoupes.
– Une tornade ! hurla Tom. La tornade arrive !
Nick ne voyait rien. Il se retourna vers Tom essayant de trouver un moyen de le rassurer. Mais Tom n’était plus là. Il pédalait à toute vitesse à travers champs, sur le côté droit de la route, fauchant les herbes hautes sur son passage.
Quelle andouille, pensa Nick. Il va bousiller sa bécane !
Tom fonçait vers une grange qui se trouvait au bout d’une route de terre longue d’environ cinq cents mètres. Nick, toujours nerveux, continua sur la route goudronnée, s’arrêta devant la barrière qui fermait la route de terre, fit passer sa bicyclette par-dessus, puis repartit en direction de la grange. Le vélo de Tom était couché par terre, devant l’entrée. Il n’avait pas pris la peine de la poser sur sa béquille. Nick n’y aurait pas prêté attention s’il n’avait pas vu Tom se servir plusieurs fois de la béquille. Il a peur, pensa Nick, tellement peur qu’il a perdu ce qu’il lui reste de cervelle.
Mais il se sentait inquiet lui aussi et il jeta un dernier coup d’œil derrière lui. Ce qu’il vit le figea sur place.
À l’ouest, tout l’horizon était bouché. Ce n’était pas un nuage, plutôt une absence totale de lumière, une sorte d’entonnoir qui s’élevait à trois cents mètres de hauteur, plus large au sommet qu’à la base ; la base ne touchait pas tout à fait le sol. Au sommet, l’entonnoir chassait les nuages qui s’enfuyaient à toute allure.
Nick vit l’entonnoir toucher la terre à un peu plus d’un kilomètre et un long hangar bleu couvert d’un toit de tôle ondulée explosa comme s’il avait été touché par une bombe. Il ne pouvait entendre le bruit, naturellement, mais les vibrations étaient si fortes qu’elles le firent basculer sur ses pieds. Et le hangar parut exploser vers l’intérieur comme si l’entonnoir avait aspiré tout l’air qu’il contenait. L’instant d’après, le toit de tôle se cassait en deux. Les deux morceaux montèrent en l’air en tournant comme deux toupies devenues folles. Fasciné, Nick les suivait des yeux.
Je suis en train de voir mon pire cauchemar, pensa Nick, et ce n’est pas du tout un homme même si on dirait parfois un homme. C’est en fait une tornade. Une énorme tornade noire qui vient de l’ouest, qui aspire tout sur son passage, tous ceux qui ont le malheur de se trouver sur son chemin. C’est…
Deux mains l’empoignaient par les épaules, le soulevaient littéralement, le projetaient dans la grange. C’était Tom Cullen. Fasciné par la tornade, Nick avait oublié Tom.
– En bas ! hurlait Tom.
Vite ! Vite ! Oh ! Putain de bordel ! Une tornade ! Une tornade !
Nick sortit enfin de sa transe et comprit où il se trouvait. Alors que Tom lui faisait descendre un escalier qui menait dans une sorte de cave, il sentit une étrange vibration, presque un bourdonnement, presque un bruit. Comme un mal de tête lancinant en plein centre de son cerveau. Puis, alors qu’il descendait les marches derrière Tom, il vit quelque chose qu’il n’allait jamais oublier : les planches de la grange qui s’envolaient en pirouettant dans le ciel, comme des dents cariées arrachées par une pince invisible. Le foin répandu sur le sol s’éleva en l’air, formant une douzaine de petits entonnoirs qui avançaient, reculaient, vacillaient. Et la vibration, de plus en plus forte.
Tom ouvrait une lourde porte de bois, le poussait dans la cave. Nick sentit une odeur de moisi et de pourriture.
Avant que l’obscurité ne devienne totale il vit qu’ils partageaient l’abri avec une famille de cadavres rongés par les rats. Puis Tom referma d’un coup la porte et ils se retrouvèrent dans le noir. Les vibrations étaient moins fortes, mais il les sentait encore.
Une terreur panique s’empara de lui. Dans l’obscurité, les signaux que lui envoyaient ses sens du toucher et de l’odorat n’avaient rien de rassurant. Les planches continuaient à vibrer sous ses pieds. Et l’odeur était celle de la mort.
Tom lui prit la main et Nick attira le pauvre idiot contre lui. Tom tremblait et Nick se demanda s’il pleurait ou s’il essayait peut-être de lui parler. Cette idée lui fit oublier sa peur et il prit Tom par les épaules. Tom l’enlaça de ses deux bras et ils restèrent ainsi tous les deux, debout dans le noir.
Les vibrations étaient de plus en plus fortes sous les pieds de Nick ; même l’air semblait trembler légèrement contre son visage. Tom le serrait de toutes ses forces. Aveugle et sourd, Nick attendait la suite des événements et se disait que, si Ray Booth lui avait crevé les deux yeux, toute sa vie aurait été ainsi. Non, il n’aurait pas pu le supporter. Il se serait certainement tiré une balle dans la tête.
Plus tard, quand il allait regarder sa montre, il allait avoir du mal à croire qu’ils n’étaient restés qu’un quart d’heure dans l’obscurité de cette cave même si la logique lui disait qu’il devait bien en être ainsi puisque sa montre fonctionnait encore. Jamais auparavant il n’avait compris à quel point le temps est subjectif, plastique. Il croyait être là depuis au moins une heure, plus probablement deux ou trois. Et, à mesure que le temps passait, une certitude grandissait en lui : Tom et lui n’étaient pas seuls dans l’abri. Oh, il y avait les cadavres – un pauvre type était descendu là avec sa famille vers la fin, croyant peut-être que cet abri où ils avaient trouvé refuge tant de fois les protégerait une fois encore – mais ce n’était pas à ces cadavres qu’il pensait. Dans l’esprit de Nick, un cadavre n’était qu’une chose, pas différente d’une chaise, d’une machine à écrire ou d’un tapis. Un cadavre n’était qu’une chose inanimée qui occupait un certain espace. Ce qu’il ressentait c’était la présence d’un autre être vivant, et il était de plus en plus sûr de savoir de qui il s’agissait.
Il s’agissait de l’homme noir, de l’homme qui vivait dans ses rêves, de cette créature dont il avait senti l’esprit dans l’œil noir du cyclone.
Quelque part… dans un coin ou peut-être juste derrière eux… il les regardait. Et il attendait. Le moment venu, il allait les toucher et ils… quoi ? Ils deviendraient fous de terreur, naturellement. Tout simplement. Il pouvait les voir. Nick était sûr qu’il pouvait les voir. Il avait des yeux qui voyaient dans le noir comme les yeux d’un chat, comme les yeux de ces monstres au cinéma. Oui… c’était bien ça.
L’homme noir voyait des choses invisibles pour les yeux humains. Pour lui, tout était lent et rouge, comme si le monde entier était plongé dans un bain de sang.
Au début, Nick comprit qu’il ne s’agissait que d’une illusion mais, plus le temps passait, plus cette illusion devenait la réalité. Au point qu’il crut sentir l’haleine de l’homme noir sur sa nuque.
Il allait se précipiter vers la porte, l’ouvrir, sortir de cette cave. Mais tout à coup les bras qui lui tenaient les épaules disparurent. L’instant d’après, la porte de l’abri s’ouvrait, laissant entrer un flot de lumière éblouissante, une lumière si crue que Nick dut lever la main pour se protéger l’œil. Il ne vit qu’un fantôme, la silhouette chancelante de Tom Cullen qui montait l’escalier. Puis il remonta lui aussi, à tâtons dans ce halo de lumière. Quand il arriva en haut, il voyait déjà mieux.
La lumière n’était pas aussi vive quand ils étaient descendus, et il comprit aussitôt pourquoi. Le toit de la grange s’était envolé, nettoyé avec une précision chirurgicale ; pas de poutres cassées, à peine quelques débris sur le sol. Trois poutres pendaient sur les côtés du grenier. Presque toutes les planches des murs avaient disparu.
Nick eut l’impression de se trouver debout à l’intérieur du squelette d’un monstre préhistorique.
Tom n’avait pas demandé son reste.
Il s’enfuyait comme si le diable était à ses trousses. Il ne se retourna qu’une fois et Nick vit ses yeux agrandis par la peur, presque comiques. Il ne put s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil dans la cave. Le vieil escalier aux marches branlantes, usées au centre s’enfonçait dans l’ombre. Il vit de la paille par terre et deux mains qui sortaient du noir. Les rats avaient rongé les doigts jusqu’à l’os.
S’il y avait quelqu’un en bas, Nick ne le vit pas.
Mais il ne voulait pas le voir.
Il suivit Tom.